Noms des intervenants de la table ronde :
- Julien Hardelin (Chef du bureau de la biodiversité et des ressources, Commissariat général au développement durable, La Défense)
- Harold Levrel (Professeur, AgroParisTech, CIRED, Nogent sur Marne)
- Julie Subervie (Directrice de recherche, INRAE, CEE-M, Montpellier)
- Laurence Tubiana (European Climate Foundation)
« Quelles politiques publiques, quels instruments économiques et réglementaires pour la préservation de la biodiversité
et des services écosystémiques ? »
Table ronde de la conférence annuelle de la FAERE
PEGE, Pôle européen de gestion et d’économie à Strasbourg
du 05 septembre 2024
Nous avons tous à l’esprit la façon dont nos sociétés pèsent sur la nature, suivant un mode de développement qui condamne l’avenir si nous ne trouvons pas rapidement des solutions.
Or, la nature, la diversité des formes vivantes et des liens qui les unissent, constituent un système d’une grande complexité.
Comment, dans ces conditions, l’économiste peut-il produire des recommandations pertinentes, documenter des choix, et notamment des choix de transition, à partir d’une telle diversité ? Dans des contextes et des échelles extrêmement variés.
S’ajoute à ces difficultés un certain nombre de stratégies d’acteurs économiques visant à freiner les initiatives politiques qui, au nom de la lutte contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, conduiraient à modifier en profondeur leurs marchés.
Les reculs observés autour du pacte vert pour l’Europe en sont une illustration.
Économiste, universitaire et diplomate, Laurence TUBIANA dirige depuis 2017 l’European Climate Foundation. Elle constate une difficulté croissante, pour les économistes qui intègrent à leurs travaux les enjeux climatiques, à faire entendre leur voix au niveau européen.
Il y a notamment l’enjeu du financement de la transition.
Ces cinq dernières années, la perspective de voir un secteur privé augmenter son niveau de contribution au financement de la transition écologique, aux côtés des fonds publics, avait nourri l’espoir. Malheureusement, les objectifs n’ont pas été atteints.
Pour Laurence TUBIANA, il faut donc se concentrer à présent sur les questions de fiscalité. Fiscalité sur les flux. Fiscalité par secteur d’activité, comme pour le secteur maritime qui paye peu pour ses impacts.
Sans oublier la fiscalité incitative.
Pour Julien HARDELIN, chef du bureau de la biodiversité et des ressources au Commissariat général au développement durable, à un niveau plus local, la fiscalité de l’aménagement pourrait, par exemple, aider à lutter contre l’artificialisation des sols. Elle pourrait ne plus être vue comme uniquement une source de revenus mais peut être considérée comme un réel outil au service des politiques publiques. Plus largement, les instruments économiques (fiscalité, paiements pour services environnementaux, etc.) ont un rôle clef à jouer en offrant aux acteurs des incitations alignées avec la préservation de la biodiversité.
Un des défis qui se pose à l’économiste est que les coûts cachés de la dégradation de l’environnement et ses impacts sur l’économie, souvent décalés dans le temps, sont encore mal connus et doivent être mieux documentés.
Les évaluations, multifactorielles, sont complexes.
En dehors du fait que les économistes doivent élargir leur éventail de compétences traditionnelles à des sujets touchant à la biodiversité, la science économique peine parfois à épouser la complexité du sujet.
Si on prend l’exemple des services écosystémiques rendus par la nature, leur évaluation en termes économiques demeure souvent imprécise.
Pour Harold LEVREL, professeur à AgroParisTech, les modèles utilisés en économie sont finalement assez peu adaptés à la biodiversité, car trop simplificateurs. Difficile dans ces conditions d’orienter des décisions de gestion des écosystèmes et des ressources naturelles, qu’il s’agisse des rendements maximums à définir pour la pêche ou de l’exploitation durable des forêts.
La complexité des paramètres à prendre en considération déstabilise la discipline.
L’économie a probablement plus à dire concernant les coûts de maintien de la biodiversité et les enjeux de coordination d’acteurs très divers, sur un territoire commun, pour sa protection.
Plus à dire également sur les dispositifs de compensation écologique susceptibles d’être mis en œuvre afin de restaurer l’environnement dégradé par l’activité humaine en vue de rechercher des équivalences « en nature » pour ce qui concerne la biodiversité elle-même ou les services écosystémiques qu’elle fournit.
Ou encore à propos de la bonne manière d’établir de produire des indicateurs de dette écologique (en unités biophysiques et monétaires) à inscrire au passif des comptes de production et d’exploitation, pour les intégrer dans les rapports extra financiers.
Concernant les paiements pour services environnementaux, il faut surtout viser à une efficacité des dispositifs en cherchant à réduire les coûts de transaction et à fixer des primes suffisamment incitatives pour faire évoluer les pratiques.
S’agissant des politiques publiques, la question des subventions dommageables à l’environnement doit être également mieux travaillée.
La part des subventions dommageables ressort à des niveaux très différents suivant que les études sont réalisées par Bercy ou par des instituts de recherche.
La science économique peut aisément chiffrer les pertes associées à des mesures incitatives que des subventions aux effets contraires rendent caduques. Et ainsi aider à une meilleure cohérence des politiques.
Pour l’aide à la décision, et les décisions sont nombreuses à prendre à toutes les échelles dans le cadre de la transition, se pose la question de savoir s’il est préférable que les économistes de l’environnement se concentrent sur la production d’évaluations fines ou bien se consacrent à une économie des ordres de grandeur.
Pour Julien HARDELIN, en matière de biodiversité, les évaluations économiques sous forme monétaire seront toujours imprécises, et nécessiteront toujours d’être replacées dans un contexte particulier. Assumons-le.
Mais les évaluations économiques, utilisées et interprétées de façon appropriée, peuvent fournir des ordres de grandeur offrant une aide précieuse à la décision, avec des bénéfices de la préservation de la biodiversité pouvant dépasser les coûts de plusieurs multiples. Les évaluations permettent en outre de mettre en exergue la variété des services écosystémiques et les valeurs multiples associées aux écosystèmes.
Qu’il s’agisse de solutions fondées sur la nature, du coût de la restauration d’une zone humide en comparaison de la création d’ouvrages de génie civil et de leur entretien, des bénéfices issus de la concertation citoyenne, des choix d’aménagement ou de développement économique, les élus locaux comme les services ministériels sont souvent en quête d’arguments économiques.
En ces temps de transition, d’adaptation, les services d’analyse économique en appui aux décideurs sont plus que jamais nécessaires. Une économie des ordres de grandeurs est attendue.
En 40 ans, estime Harold LEVREL, l’évaluation des services écosystémiques n’a pas beaucoup aidé à sauver les espaces naturels. Un indicateur de cette situation est la baisse depuis 2000 des dépenses en faveur de la biodiversité consenties par les entreprises en France, selon les comptes de l’environnement du CGDD, alors que le discours sur le sujet de la dépendance des entreprises aux services écosystémiques est de plus en plus porté par ces dernières.
Julie SUBERVIE, directrice de recherche à INRAE soutient que les travaux récents dans le domaine de l’économie comportementale peuvent contribuer à l’élaboration de politiques publiques plus pertinentes.
Le constat de départ est simple : les effets inattendus de choix non-rationnels ne peuvent pas être couverts par les théories économiques habituelles.
Sur les questions environnementales, il n’est pas rare de voir des acteurs économiques faire des choix qui les amènent à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Selon quels mécanismes de décision ?
L’économie comportementale tente de mieux y répondre.
Parallèlement, les expérimentations sociales qu’elle mène avec d’autres économistes permettent de produire des analyses causales de l’efficacité de certains dispositifs, lorsque la théorie économique ne permet pas de prédire ce qui va se passer.
De façon concrète, cette méthode est essentielle lorsqu’il s’agit d’estimer le coût d’abattement d’un projet de conservation de la forêt tropicale, afin de mieux calibrer les « crédits carbone », par exemple.
Sur la question des pesticides également, des travaux récents basés sur des expériences naturelles permettent aujourd’hui de mettre en évidence un lien causal entre hausse des doses de produits phytosanitaires épandues sur les exploitations agricoles et hausse de la mortalité infanto-juvénile.
Aujourd’hui, les économistes de l’environnement parviennent ainsi à apporter la preuve que les doses sont problématiques dans certaines régions du monde (aux USA et au Brésil notamment) car elles détériorent les indicateurs de santé humaine.
Pourtant, au fur et à mesure que des liens de causalité sont mieux établis, plusieurs signes indiquent un recul des politiques publiques.
Laurence TUBIANA s’interroge sur ce croisement des courbes.
Julie SUBERVIE relève que cette accumulation de preuves scientifiques est en effet concomitante avec une propension des pouvoirs publics à dépenser beaucoup d’argent pour soutenir des recherches qui ne semblent pas aller dans le sens d’une transition écologique profonde. Pour exemple le programme PARSADA (Plan d’action stratégique pour l’anticipation du potentiel retrait européen des substances actives et le développement de techniques alternatives pour la protection des cultures) dont l’objectif de court terme est clairement annoncé et n’évoque aucun changement de paradigme sociétal.
L’économie comportementale a donc de beaux jours devant elle.
Valéry DUBOIS
Merci à Laurence TUBIANA, Julie SUBERVIE, Julien HARDELIN, Harold LEVREL qui ont permis les échanges de préparation à cette table-ronde.